Avant que ne crève la nuée
(Proteus Morganii)
Ce texte a fait l'objet d'une intervention sonore à l'occasion du vernissage de l'exposition "les mots me manquent", qui a eu lieu le 15 octobre 2021 à la galerie 4,Barbier de Nîmes.
nuages ou mots
sur la peau
dans l’œil
qui
des mots des nuages
en premier
sur la douleur
s’écrit_
_en premier
dans le ciel
s’inscrit
qui.?
incertitude
des mots des nuages
des deux
qui
des nuages
ou des mots
en dernier
vient_à la fin
comme au début
à l’origine
incertitude
qui.?
dans le bleu trompeur
du jour
comme de la nuit
qui
des mots des nuages
éteint
du soleil infini
la lumière
obscurcit
des étoiles_amères
la lueur
qui.?
ce que taisent les mots
ce que disent les nuages :
des mots naissent
les nuages
mais sans nuages
où
cristallisent les mots.?
ce que montrent les nuages
ce que pensent les mots :
des nuages
sourdent les mots
mais sans mots
ceux-là
peuvent-ils exister.?
filaments lignes trainées
rides granules
mâchures lambeaux
avant-courriers
de blessures_
_et de larmes
galets rouleaux voiles tantôt
mamelons tours dômes
de l’azur à l’ébène
au fil des jours
l’angoisse se décline
en volutes
mais
face à l’horreur
il est parfois
des nuées d’où
en nuées
s’en viennent_
_en grêle
des mots d’orage
battre les ruines
colère noire
situation de ténèbres
grand(e)’ effrayeur
de nuages
ou de mots
combler le vide à venir
de mots de nuages de mots
crépuscule
respirer suffoquer
respirer
encore et encore
toujours essayer
ne plus pouvoir
étouffer
black-out
quand on sera mort
y aura-t-il encore une raison d’être
t’en penses quoi toi. ?
[Les sauts de ligne, signes de ponctuation particuliers et sous-tirets ainsi que le découpage visuel du poème dans la page sont autant d’indications que je (me) donne pour la réalisation vocale du texte. Dans les faits, quand bien même celle-ci est unique, il s’agit d’une forme de partition a minima visant à guider l’interprétation.]
Pour préparer, à l’occasion d’un futur vernissage, une intervention sonore éphémère sur la série de 52 photographies réalisées par KL-Loth, « Les mots me manquent », il me fallut en saisir les spécificités. Celle-ci, mettant en relation texte et image, utilisait des termes ou expressions provenant de plusieurs langues (français, anglais, allemand, soit trois façons proches – mais non–identiques – d’appréhender une même réalité) et coïncidait, sans qu’il y ait jamais eu intention de sa part, avec le déroulement d’une crise planétaire majeure – toujours en cours – qui débuta par une pandémie.
Ce travail, commencé quelques années auparavant, avait également connu un cheminement singulier qui, partant de la couleur noire, avait progressivement évolué vers le concept d’« assombrissement », sans doute plus conforme à la sensibilité de notre époque tant il paraissait qu’en l’instant notre siècle quittait la lumière pour s’en aller vers l’obscurité.
Dès lors, jour après jour, sur près d’un lustre, il ne resta plus à KL qu’à photographier, perpétuellement changeant, le monde des nuées non pour, dans une démarche météorologique, classer les nuages, mais afin d’illustrer les multiples nuances de ce que, tout un chacun, nous ressentions face à la menace d’un effondrement que nous savions certain (nous en ignorons seulement la date), nous doutant néanmoins que, celui-ci ayant sans doute commencé, nous étions déjà en train de le vivre.
Partant de quelques milliers d’images, il n’en resta donc, au terme du premier confinement, que 52 prêtes à être tirées, et la satisfaction du devoir créatif accompli. Ce fut à ce moment que, très en aval du projet, je commençais (à sa demande) à imaginer un texte pour une lecture-performance qui ouvrirait l’exposition où seraient montrées ses œuvres.
Pour rendre l’esprit de ce travail, il m’apparut d’emblée qu’entre nuages et mots – aussi bien qu’entre mots et nuages – une tension constante, visuellement palpable, circulait de façon incessante. À chaque mot (du chuchotement au cri) son nuage (de la mâchure à l’amas) – et inversement –, sa langue et son ressenti.
Dans chaque image, flottant en-dessous du mot, apparaissait en filigrane le vrai ciel tel qu’un jour il fut réellement devant l’objectif de l’appareil avant que, par le grâce d’un logiciel de traitement (et d’un vécu commun à tous), il ne basculât définitivement sur le versant de la métaphore à la fois universelle et intimiste… à moins que de toute éternité, bien antérieurement, le mot ne naviguât déjà sur le chaos.
D’évidence, de cette oscillation continue, de cet incessant balancement, l’« incertitude », tout autant que l’« obscurcissement », s’imposa alors pour moi comme l’une des lignes directrices de la série, si ce n’est son Étoile polaire afin de mieux pouvoir nous orienter et, à chaque photo, de nous préserver de l’écueil néphomantique.
Je m’attachais donc au champ lexical utilisé dans celle-ci (traduisant les termes ou expressions exprimés dans une langue étrangère) pour construire un texte qui, sans décrire telle ou telle image, permettrait de dégager un fil de lecture possible aussi bien que de créer (plus qu’une impression) une atmosphère d’ensemble dont je souhaitais qu’elle entrât en résonance avec nos inquiétudes contemporaines.
L’écriture s’ensuivit, les premiers mots assurés, les derniers plus hésitants, le titre, à l’image de son sujet, longtemps incertain.
22 août 2021 (15h34)
Durée approximative de la lecture-performance : 2’30’’-2’45’’